Envahissez Haïti, exhorte Wall Street. Les États-Unis s’exécutent.

Envahissez Haïti, exhorte Wall Street. Les États-Unis s’exécutent.

En juillet 1915, une foule ivre de colère traîne le président haïtien hors du consulat de France et l’assassine. C’est la crise politique que redoutait Wall Street, le gel des avoirs et la saisie de l’or ayant gravement fragilisé le gouvernement.

Le même jour, les troupes américaines envahissent le pays.

L’invasion suit un plan précis établi l’année précédente par la Navy, la marine de guerre américaine. Les troupes se saisissent du bureau présidentiel et des bureaux de douane haïtiens en charge des impôts sur les échanges extérieurs.

Les Américains mettent en place un gouvernement fantoche. À l’automne, Haïti signe un traité qui laisse aux États-Unis le contrôle total sur ses finances. Les États-Unis envoient des fonctionnaires américains, appelés conseillers mais qui sont en réalité très puissants, ayant la main sur la collecte des revenus et le dernier mot sur chaque dépense.

La loi martiale s’abat sur tout le pays. La presse indépendante est muselée et les journalistes emprisonnés.

Les Américains justifient l’invasion par le fait qu’Haïti était voué à tomber entre des mains européennes, et allemandes plus particulièrement.

“Si les États-Unis n’avaient pas endossé cette responsabilité, une autre puissance l’aurait fait”, dira plus tard le secrétaire d’État Robert Lansing, qui a succédé à Bryan un mois avant l’occupation.

Crédit…Cannaday Chapman

M. Lansing est, lui aussi, aveuglé de préjugés racistes. Il a notamment écrit que les populations Noires étaient “ingouvernables” et avaient “une tendance inhérente à revenir à la sauvagerie et à rejeter les chaînes de la civilisation qui irritent leur nature physique”.

Sur bien des points, c’est le racisme qui structure l’occupation américaine. Beaucoup d’administrateurs nommés par les États-Unis sont originaires des États du sud et assument la vision du monde qui est la leur.

En 1919, John McIlhenny est nommé conseiller financier des États-Unis en Haïti, avec autorité sur le budget du pays. Héritier de fortune de la sauce Tabasco en Lousiane, il a fait partie des “Rough Riders”, le régiment de cavalerie du future président Thódore Roosevelt, lors de la guerre hispano-américaine.

Crédit…Cannaday Chapman

Lors d’un déjeuner officiel précédent sa nomination, M. McIlhenny ne peut détacher ses yeux d’un des ministres haïtiens. Il dira plus tard à Franklin D. Roosevelt, autre président américain, que “cet homme aurait pu être vendu 1 500 dollars aux enchères à la Nouvelle-Orléans en 1860, pour servir de géniteur”.

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Peu après le début de l’occupation, les Américains entreprennent la construction de routes pour relier l’arrière-pays montagneux d’Haïti à ses côtes. Pour le faire, ils ressuscitent la “corvée”, une loi haïtienne de servage datant du 19e siècle.

Selon cette loi, les citoyens peuvent être réquisitionnés quelques jours par an sur des chantiers publics à proximité de leur domicile, et en guise de paiement d’impôt. Mais les troupes américaine, assistées d’une police qu’ils forment et contrôlent, enlèvent les Haïtiens de force et les font travailler loin de chez eux, sans rémunération. Les plus riches paient pour échapper au servage mais les citoyens pauvres, eux, sont pris au piège.

Pour les Haïtiens, c’est un retour à l’esclavage. Ils se révoltent. Des paysans armés, les fragments fuient vers les montagnes d’où ils orchestrent une insurrection contre les forces américaines. Les travailleurs forcés qui réussissent à s’échapper viennent grossir leurs rangs.

Charlemagne Péralte, un chef fragmentsinvoque le premier soulèvement d’Haïti contre la France pour appeler ses compatriotes à “jeter les envahisseurs à l’océan”.

“L’occupation est une insulte à tous points de vue”, peut-on lire sur une affiche placardée sur les murs de Port-au-Prince.

“Vive l’indépendance”, proclame l’affiche. “À bas les Américains.”

La réaction des États-Unis ne se fait pas attendre. Leurs soldats ligotent les travailleurs pour les empêcher de fuir. Quiconque tente d’échapper à la corvée est traité comme un déserteur, et beaucoup sont tués. En guise d’avertissement, les Américains assassinent Péralte et font circuler l’image de son corps ficelé à une porte, comme crucifié.

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Des rapports militaires de l’époque ayant fuité soulignent que le “meurtre systématique des autochtones dure depuis un certain temps”, et fait 3 250 victimes haïtiennes. Quand le Congrès américain ouvre finalement une enquête sur le sujet, en 1921, l’armée américaine minimise à 2 250 le nombre d’Haïtiens tués durant l’occupation. Un chiffre sous-évalué, pour les dirigeants haïtient. On dénombre aussi jusqu’à 16 victimes parmi les soldats américains.

“C’était un régime militaire sévère, le triomphe du loup”, écrit en 1936 le journaliste et diplomate haïtien Antoine Bervin.

Les premières années de l’occupation voient peu de retombées économiques pour Haïti. Les conseillers américains nommés par le président des Etats-Unis prélèvent jusqu’à 5% des revenus publics en salaires et frais divers. Il arrive que leur rémunération dépasse le budget réservé à la santé publique dans le pays, qui compte alors environ deux millions d’habitants.

En 1917, les États-Unis exigent de l’Assemblée Nationale d’Haïti qu’elle ratifie une nouvelle constitution permettant aux étrangers de posséder des terres. Depuis l’indépendance, la propriété foncière est proscrite aux étrangers, à la fois pour marquer la liberté des Haïtiens et pour se prémunir d’une invasion.

Comme les députés refusent, le Général Butler emploie ce qu’il appelle des “vraies méthodes de Marines”. Les soldats américains font irruption dans l’Assemblée Nationale et dispersent les députés mains militaires. Les Américains ont les mains libres pour faire passer une nouvelle constitution que Franklin D. Roosevelt se targuera, lors d’une campagne électorale, d’avoir rédigée en personne.

Des milliers d’hectares de terres sont loués à des entreprises américaines pour en faire plantations. Les agriculteurs sont forcés de choisir entre servir de main d’œuvre bon marché chez eux ou émigrer vers les pays voisins dans l’espoir de meilleurs salaires. La Haitian-American Sugar Company se vante auprès de ses investisseurs de ne payer en Haïti que 20 cents par journée de travail, contre 1,75 dollars à Cuba.

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Pour les femmes et les enfants, la paye est encore moindre — 10 cents par jour, selon l’historienne haïtienne Suzy Castor.

Les agriculteurs chassés de leurs terres partent pour Cuba et la République Dominicaine. C’est l’effet le plus durable de l’occupation américaine, selon certains historiens : l’émigration de masse d’Haïtiens vers d’autres pays des Amériques.

“C’est le legs principal”, confirme Weibert Arthus, historien et ambassadeur d’Haïti au Canada.

Comme l’avait prévu le secrétaire d’État Bryan dans sa lettre au président Wilson à la veille de l’invasion, Farnham ne se satisfait pas d’une simple portion de la banque nationale d’Haïti. Avec le concours du département d’État, il orchestre sa prise en main totale. Dès 1920, la National City Bank possèdera toutes les actions de la banque, d’une valeur 1,4 million de dollars, et succéde ainsi à la France comme puissance financière dominante en Haïti.

La banque nationale désormais à sa botte et l’armée américaine assurant la protection des intérêts américains, Farnham se comporte en envoyé spécial du gouvernement des États-Unis, n’hésitant pas à se déplacer par navire de guerre américain, notent les historiens.

“La parole de M. Farnham supplante celle de tout autre sur l’île”, constate James Weldon Johnson, secrétaire exécutif de la National Association for the Advancement of Colored People, une organisation américaine de défense des droits civiques, lors de sa visite sur Haïti en 1920.

Farnham ne cache pas non plus ses opinions sur Haïti et son peuple.

“On peut apprendre à l’Haïtien à devenir un travailleur de qualité et efficace”, explique-t-il aux sénateurs qui enquêtent sur l’occupation américaine. “Si les militaires le laissent tranquille, il est aussi paisible qu’un enfant et tout aussi inoffensif”.

“De fait”, continue-t-il, “il n’y a aujourd’hui que de grands enfants”.

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