“UNll le moyen d’abroger! C’est l’un des nombreux cris de ralliement lancés à travers la France depuis le 16 mars, lorsque le président Emmanuel Macron a invoqué l’article 49, section 3, de la Constitution française pour imposer une augmentation de l’âge de la retraite de 62 à 64 ans.1
La manœuvre dite du « 49.3 » a permis au gouvernement Macron de se sortir d’un blocage parlementaire, en contournant un vote direct à l’Assemblée nationale sur sa réforme impopulaire des retraites. Mais cela n’a pas fait grand-chose pour résoudre la cause profonde de l’isolement politique croissant du président : le public français reste massivement opposé au plan de retraite de Macron. Selon la plupart des sondages, deux Français sur trois rejettent le projet de loi de Macron, conçu pour faire économiser 17 milliards d’euros au gouvernement en retenant pendant deux ans les paiements aux travailleurs en fin de carrière. Une étude de janvier, menée par l’Institut centriste Montaigne, a affirmé que seulement 7 % de la population en âge de travailler est favorable au plan du gouvernement, qui protège les employeurs et les riches salariés de l’augmentation des charges sociales.2
Le mouvement d’opposition à la réforme semblait s’essouffler à la mi-mars, mais l’armement fort du Parlement par Macron a ramené les Français dans la rue. Le 23 mars, premier jour de grèves nationales depuis l’utilisation du 49.3, les manifestations ont été parmi les plus importantes depuis la mise en place de la réforme en janvier. Le syndicat de la Confédération générale du travail (CGT) estime que pas moins de 800 000 personnes ont défilé rien qu’à Paris. Ce chiffre est peut-être exagéré, mais il suggère quelque chose de l’ampleur des foules qui ont traversé la capitale de Bastille à l’Opéra Garnier, avec la colère du public bouillonnant dans des affrontements ouverts avec la police anti-émeute et de nombreux actes de sabotage. Une nouvelle journée nationale de grève est prévue demain 28 mars.3
Macron, semble-t-il, a surjoué sa main. Il a troqué la négociation parlementaire pour la confrontation directe – et n’a plus de 49,3 en poche pour esquiver les problèmes. Au lieu de cela, il s’appuie sur l’une des vieilles béquilles développées tout au long de ses six années au pouvoir : une répression policière pure et simple, aidée et encouragée par un système judiciaire docile.4
Selon Le MondeSelon le décompte du matin du 22 mars, près de 800 personnes avaient été arrêtées à Paris au cours des six nuits de manifestations précédentes. Ce nombre approche maintenant les 1 000 rien qu’à Paris, un taux hebdomadaire d’arrestations comparable au rythme de la répression nationale de Macron contre le mouvement des gilets jaunes au cours de l’hiver 2018-2019.5
Ces chiffres ne sont que la pointe du problème avec le modèle de police français. En clair, la police française a développé un réseau de tactiques destinées à dissuader les gens d’exercer le droit de manifester. Et ces tactiques musclées ne visent pas seulement les soi-disant casseurs («vandales»), les militants antifa qui sont devenus la bête noire des porte-parole des syndicats de police et des experts des médias.6
Le 23 mars, 5 000 agents ont été déployés dans la capitale, et 7 000 autres à travers le pays pour gérer les flux de manifestants. Mais la frontière entre ce que les Français aiment appeler maintien de l’ordre et la provocation pure et simple et le harcèlement deviennent de plus en plus flous. Les agents de la police anti-émeute ont systématiquement recours aux manifestants dans des filets serrés de boucliers – une pratique officiellement condamnée par le Conseil d’État en juin 2021 avant d’être relancée dans de nouveaux protocoles de police publiés par le ministère de l’Intérieur plus tard dans l’année.7
L’utilisation gratuite de gaz lacrymogène a transformé un outil ostensiblement conçu pour la dispersion des foules en une arme offensive utilisée de près contre des manifestants incapables de quitter les lieux. Les désormais tristement célèbres Brigades de répression des actions violentes motorisées (BRAV-M), des escadrons mobiles qui montent et descendent des motos, servent de version policière des troupes de cavalerie, encerclant les manifestants par les flancs ou appliquant pression avec charge directes. Chaque manifestation semble venir avec ses propres histoires d’individus mutilés par des balles en caoutchouc ou des grenades à balles piquantes.8
“Nous avons déjà vu cela”, déclare Fabien Goa, chercheur basé à Paris pour Amnesty International, l’une des nombreuses organisations qui ont mis en garde la France contre son modèle de police agressif. “Ils semblent savoir qu’ils peuvent plus ou moins s’en tirer.”9
« Une décision politique est en train d’être prise. Le gouvernement veut étouffer ces protestations », déplore Chloé Guilhem, militante du groupe de justice environnementale Alternatiba Paris. « L’utilisation du 49.3 est un déni de démocratie, et il est choquant de le voir utilisé pour imposer une réforme aussi controversée. Mais avec la répression policière, ça fait trois scandales.dix
Guilhem faisait partie des 292 personnes interpellées à Paris le 16 mars lors de la première nuit de contestation suite à l’annonce du 49.3. Enfermée dans une petite rue près de la place de la Concorde, elle a été placée en garde à vue après avoir été repérée pour faire vérifier son identité.11
“Il y avait un gars qui fouillait dans une énorme liasse de papiers pour comprendre quelle infraction ils pouvaient dire que nous avions commise”, a déclaré Guilhem. “C’était ridicule.”12
Transférée dans un centre de détention à débordement, Guilhem a été informée tôt le lendemain matin qu’elle était officiellement suspecte. Elle a rappelé la scène surréaliste de son interrogatoire par un enquêteur, qui a eu accès au téléphone portable de Guilhem et a commencé à parcourir ses journaux de messages, ses pages de médias sociaux et ses bibliothèques de photos et de vidéos.13
“Elle a essayé de reconstituer une histoire sur la façon dont j’étais une sorte de délinquant en série, même si j’avais fait des choses tout à fait légales”, a déclaré Guilhem à propos de son interrogatoire. “La cerise sur le gâteau, c’est quand elle est tombée sur une vidéo que j’avais prise lors de la manifestation où vous pouvez entendre des gens scander : “A bas l’État, les flics et les fascistes !””14
Guilhem est convaincue que c’est sa dispute avec l’officier au sujet de cette vidéo qui l’a amenée à être officiellement inculpée d’« organisation d’une manifestation illégale » et de « participation à un attroupement dans l’intention de commettre des violences ou de dégrader des biens ». Finalement, les charges ont été abandonnées et Guilhem a été libéré avec un avertissement.15
L’histoire de Guilhem est relativement rare parmi les manifestants arrêtés, en ce sens qu’elle a fait face à des accusations formelles, même inventées de toutes pièces et de courte durée. La plupart des manifestants détenus sont libérés sans jamais être inculpés.16
“C’est le signe qu’il y a des arrestations arbitraires et des mesures de détention arbitraires prises contre des personnes dans le but de les intimider ou de les empêcher de manifester”, déclare Raphaël Kempf, avocat pénaliste à Paris et auteur du livre de 2022 Violences Judiciaires.17
L’ampleur des abus rendus possibles lorsque l’État français rencontre une période de tension sociale est peut-être mieux exprimée dans une note interne du parquet de Paris, divulguée en janvier 2019 – au plus fort du mouvement des gilets jaunes. Rémy Heitz, procureur en chef de Paris à l’époque, avait conseillé à ses subordonnés de ne pas relâcher les manifestants arrêtés faussement à l’approche des rassemblements des gilets jaunes du week-end jusqu’à plus tard “samedi soir ou dimanche matin afin d’éviter que les individus ne rejoignent les rangs des fauteurs de troubles”. .”18
Le retour des arrestations et détentions arbitraires suggère que peu de choses ont changé. Dans une note du 18 mars aux procureurs de la République sur “le traitement judiciaire des infractions commises lors des manifestations”, le ministre de la Justice Eric Dupond-Moretti s’est montré au moins plus diplomate que Heitz : “Vous serez sûr d’appliquer une réponse pénale systématique et rapide aux affaires portées dans le contexte actuel.19