Le 7 mars 1884, le nouveau nommé préfet de la Seine Eugène Poubelle a décrété que chaque immeuble parisien doit mettre à la disposition des habitants des conteneurs couverts, bientôt appelés à juste titre poubelles (poubelles)—pour ramasser leurs déchets. Jusque-là, tout, des excréments animaux et humains aux restes de nourriture et aux déchets hospitaliers, avait été jeté directement dans les rues. La boue noire fétide qui recouvrait la chaussée pouvait désagréger le tissu. Étonnamment (du moins selon nos normes d’hygiène modernes), le décret de Poubelle a rencontré une hostilité explosive : des campagnes de presse, des lettres ouvertes, des caricatures, des calomnies et des chansons satiriques ont attaqué Poubelle et ses poubelles.
Aujourd’hui, presque exactement 139 ans plus tard, les Parisiens recherchent exactement le contraire. Après une grève des éboueurs de trois semaines, et avec plus de 10 tonnes d’ordures qui s’entassent dans la ville, ils aspirent à récupérer leur poubelles de nouveau opérationnel.
L’accumulation massive de déchets dans la capitale française est l’une des manifestations les plus visibles – et les plus odorantes – de l’opposition tout aussi massive au projet de réforme des retraites du président Emmanuel Macron en France, contre laquelle des millions de personnes manifestent chaque semaine depuis janvier. Même après que le gouvernement Macron ait utilisé une disposition constitutionnelle pour imposer la réforme sans vote parlementaire formel, les rues continuent de s’agiter.
Les travailleurs des écoles, des universités, des transports publics, des chemins de fer, de l’aviation, des raffineries de pétrole, du gaz et de l’électricité et même des centrales nucléaires se sont tous mis en grève. Mais les articles de presse et la couverture internationale sont obsédés par les tas de sacs noirs qui murent des trottoirs entiers dans la Ville Lumière. Si les images sont à couper le souffle pour Émilie à Paris fans et font des images sensationnelles en première page, la réalité sur le terrain est politiquement inflammable. Loin de l’image sur papier glacé de la « start-up nation » que Macron a essayé de vendre, la France est coincée dans une impasse collante, tout comme son administration.
jeans une nation sujette à une intense politisation, les commentateurs, les militants et les citoyens se sont empressés de débattre : qu’est-ce qui « pue » vraiment, la réforme des retraites ou la poubelle ? Pour beaucoup, le projet de loi – qui repousserait l’âge légal de la retraite pour obtenir une retraite à taux plein de 62 à 64 ans – est ce qu’il faut jeter en premier. Selon une enquête Ifop du 9 mars 2023, 73 % des travailleurs actifs sont restés opposés au projet de loi deux mois après les perturbations. (Le projet de loi doit être approuvé par la Cour constitutionnelle, et même alors, le gouvernement pourrait encore changer d’avis, même si la plupart des gens ne pensent pas qu’il le fera.)
Au fil des semaines, les Parisiens ont appris à slalomer allègrement autour des monceaux de bric-à-brac et d’ordures. Sortir les poubelles, en l’absence de tout service de collecte, est devenu un enjeu existentiel – et politique. Les partisans de la grève ajoutent théâtralement leurs sacs aux monstrueux tas de boîtes et de caisses qui s’empilent sur le trottoir pour entretenir la flamme de la rébellion ; les écologistes gardent leur recyclage à la maison et déplorent la société de surconsommation dans laquelle nous vivons ; des associations de propriétaires passent des contrats avec des collecteurs privés pour laver leurs 20 pieds de rue ; le concierge de mon immeuble appelle l’armée pour tout ramasser ; et presque tout le monde blâme la maire de Paris notoirement détestée, Anne Hidalgo, qu’elle essaie de nettoyer certaines parties de Paris ou qu’elle refuse de le faire pour soutenir les grévistes.
Les éboueurs sont devenus la personnification des travailleurs les moins bien rémunérés dont les risques de santé au travail disproportionnés ne sont pas pris en compte par la réforme des retraites. “Il faut se rendre compte que l’espérance de vie des éboueurs après leur départ à la retraite est inférieure de trois ans à celle des autres agents publics des collectivités territoriales”, m’a dit Raphaëlle Rémy-Leleu, conseillère municipale écologiste à Paris qui soutient la grève. Elle a ajouté que “l’accumulation de déchets a rendu visible l’invisible : les emplois et les conditions de travail exténuants et précaires sont enfin discutés”. Quarts de nuit, microtraumatismes répétés, charges lourdes, exposition à des produits toxiques, surmenage articulaire, fatigue, les éboueurs ont expliqué à la télévision aux heures de grande écoute, et matérialisé dans la rue, dans d’énormes dépotoirs incontournables, la pénibilité de leur travail.
Pour Dominique Méda, professeur de sociologie à l’université Paris-Dauphine, la mobilisation inébranlable contre la réforme trouve son origine dans une “crise grave du travail” elle-même. “Une partie importante de la main-d’œuvre considère que son travail est insupportable”, m’a-t-elle dit. “En 2019, 37% des salariés considéraient qu’ils ne pourraient pas continuer le même travail jusqu’à la retraite.” Pour ces travailleurs, le mot français pour travail, travailse rapproche dangereusement de sa racine latine, tripler, qui signifie « torture ». Beaucoup craignent de ne pas pouvoir supporter les épreuves de travail pendant deux années supplémentaires à la fin de leur carrière déjà ardue.
L’âge de la retraite en France est peut-être inférieur à celui de ses voisins européens, mais ses conditions de travail sont également moins enviables. Avec près de 800 000 accidents du travail en 2019 selon le ministère du Travail, la France devance tous les autres pays de l’Union européenne en termes d’accidents du travail rapportés au nombre de travailleurs occupés. Son taux d’accidents mortels sur le lieu de travail se situe également nettement au-dessus de la moyenne de l’UE. Des slogans comme “Métro, boulot, tombeau» (« faire la navette, travailler, mourir »), «La retraite avant l’arthrite» (« prendre sa retraite avant l’arthrite »), «La retraite avant le cercueil» (« la pension avant la caisse de pin ») ou « les pensions sont meilleures quand on est encore en vie » ont fleuri sur des banderoles lors des dernières marches.
Mais le point de rupture qui a déclenché le ressentiment et fait passer l’ambiance d’une opposition pacifique à une méfiance enragée ces derniers jours a été l’inflexibilité du président Macron, son mépris perçu pour les malheurs des citoyens ordinaires et sa décision de faire passer le projet de loi sur les retraites au Parlement sans vote.
Des émeutes ont immédiatement éclaté dans toute la France contre ce coup de force. Utilisant les ordures comme munitions contre la police et construisant des barricades avec des poubelles, des palettes et des caisses, certains manifestants ont déclaré que la démocratie elle-même avait été saccagée par l’utilisation autoritaire par Macron de ses pouvoirs constitutionnels. La crise sociale s’est muée en crise de régime.
« Tous les ingrédients d’une situation prérévolutionnaire sont réunis, me dit Dominique Méda. “La colère du peuple, un profond sentiment d’injustice, des manifestations massives où toutes les classes sociales participent, des revendications pour un changement de régime.” La liste des malheurs sociaux qu’elle a énumérés dépeint une situation incendiaire – une situation qui évoque déjà des comparaisons avec mai 1968 et le mouvement des gilets jaunes de 2018.
Ce qui a commencé comme une lutte de pouvoir typique dirigée par les syndicats contre les mesures d’austérité s’est transformé en une crise institutionnelle qui menace la légitimité même du style de gouvernement vertical du président Macron. “L’ensemble du système politique perd sa légitimité à chaque fois que des réformes néolibérales sont votées contre la volonté d’immenses pans de la nation”, a expliqué Fabien Escalona, journaliste et universitaire, auteur de Une République à bout de souffle (Une République usée). « L’utilisation de l’article 49.3 a été un choc. Maintenant, les protestations sont contre cet affront à la démocratie et pour plus de pouvoir pour le peuple dans le processus de prise de décision.
Cette aspiration au « pouvoir au peuple » pourrait profiter aux partis populistes qui ont attisé la flamme du mécontentement anti-élite, au premier rang desquels le Rassemblement national d’extrême droite de Marine Le Pen. Selon un sondage Ifop du 23 mars, le parti de Marine Le Pen gagnerait cinq points de pourcentage si les élections législatives avaient lieu aujourd’hui et deviendrait la première force française.
Mardi dernier, entre 750 000 et 2 millions de Français à travers le pays, y compris dans les petites et moyennes villes habituellement imperméables aux protestations sociales, se sont rassemblés pour le 10e tour d’une série de manifestations menées par les syndicats. La violence a été majoritairement contenue, grâce à la présence renforcée de la police anti-émeute, mais de nouveaux slogans («Macron, prends ta retraite, pas la nôtre», «Macron au bûcher») et acteurs (lycéens et étudiants, anciens jaunes Gilets) sont entrés en scène. On pouvait voir les poubelles vertes reconnaissables de la ville de Paris flotter au-dessus de la foule, portées sur les épaules des gens, la tête de Macron en papier mâché émergeant légèrement du conteneur.
À 4 heures pm, le syndicat des éboueurs a déclaré qu’il suspendait sa longue grève de 22 jours pour se regrouper et “revenir plus fort jusqu’à ce que nos revendications soient satisfaites”. Quelques camions à ordures, réquisitionnés par l’État, sillonnaient déjà les rues exiguës depuis quelques jours, ramassant une infime fraction des monticules de sacs poubelles, restes de nourriture, cartons, cruches, boîtes et bric-à-brac (et, par mon compte, au moins une baignoire et plusieurs matelas) qui jonchent la ville.
Chaque matin depuis, un nouveau segment de rues est nettoyé comme par magie, dans un retour illusoire à la normale. Les ordures sont peut-être à nouveau ramassées dans la capitale, mais Macron serait bien avisé d’y réfléchir à deux fois avant d’essayer de balayer le mécontentement populaire sous le tapis. Avec une méfiance croissante à l’égard de la démocratie représentative parmi les citoyens français, une amertume accrue face au manque de considération pour les travailleurs de première ligne qui ont maintenu la cohésion de la nation pendant la pandémie de Covid-19 et un dégoût généralisé à l’égard du style de gouvernement descendant de Macron, de nombreux électeurs pourraient être tentés de boucher le nez sur un autre récipient couvert à l’occasion de l’élection présidentielle de 2027 : les urnes.